Vous êtes peut-être des joueurs. En fait tout le monde aime jouer, même les adultes. La forte progression des jeux facebook et des jeux massivement multijoueurs illustre bien l’engouement pour le jeu vidéo. Si ce marché est attirant, la vie d’un producteur de jeu vidéo en ligne n’est pas pour autant un long fleuve tranquille. Prenons l’exemple d’un producteur de type PME innovante, comme il en existe beaucoup dans cette industrie. Pour gérer son activité au quotidien, l’entreprise peut d’abord compter sur ses ressources propres. Il s’agit alors de créer de la valeur en produisant des jeux originaux. Il s’agit aussi de proposer de la valeur aux consommateurs, en diffusant ses jeux au bon endroit sur le web, auprès des joueurs susceptibles de les acquérir. Enfin, il s’agit de capter de la valeur en vendant son jeu sous forme par exemple d’abonnement afin de couvrir les frais de développement et de commercialisation. Ces objectifs de création, proposition et capture de valeur forment le business model du producteur.
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Le dilemme de l’ouverture du business model
Pourtant, œuvrer seul dans ce secteur reste difficile et notre producteur aura certainement besoin de s’ouvrir vers l’extérieur pour profiter des avantages de la collaboration. Notre producteur pourra par exemple intégrer des développeurs et graphistes externes, détenteurs de compétences rares, contribuant ainsi à fournir plus de créativité et d’innovation. Il pourra également collaborer avec des distributeurs pour améliorer la promotion et la commercialisation des jeux, renforçant ainsi leurs présences sur de multiples plateformes internet de référence. Mais ouvrir les éléments clés de son business model n’est pas sans conséquence. L’ouverture, à travers toutes formes de collaboration, implique le partage de la valeur et souffre quelquefois de comportements opportunistes. De plus, cette ouverture est d’autant plus difficile à gérer que le business model s’appréhende généralement à travers une architecture intégrée de blocs interdépendants. Ouvrir ou ne pas s’ouvrir, telle est alors la question pour notre producteur.
Le business model multiface
Il existe pourtant une solution : les plateformes multifaces. À la manière d’un puzzle, l’architecture multiface met en relation des groupes distincts de consommateurs qui peuvent s’apporter mutuellement de la valeur. Chaque groupe représente une face comme différentes pièces d’un puzzle où chaque pièce peut être indépendante mais néanmoins s’imbriquer aux autres pour fournir un modèle global. Avec une architecture multiface, reposant sur une plateforme numérique, notre producteur a la possibilité de séparer l’ouverture et la fermeture des éléments clés de son business sur des faces différentes, facilitant ainsi considérablement la gestion des contraintes.
Le cas du jeu vidéo Trackmania
Mais comment faire concrètement ? Notre producteur a en fait deux possibilités. Il peut investiguer un marché unique, comme le jeu vidéo en ligne, et proposer un jeu dans lequel on trouve différentes catégories de joueurs avec des rôles et des activité complémentaires qui s’enrichissent mutuellement. C’est l’exemple du jeu Trackmania dont la recette du succès est la suivante. Prenez un jeu de course de voiture assez fun dans lequel le joueur peut créer des circuits et voitures.
Distinguer trois catégories d’utilisateurs : les joueurs des courses automobiles, les créateurs de circuits et les organisateurs de compétitions. Outiller ces groupes d’utilisateurs pour qu’ils soient autonomes dans la création et proposition de valeur. Ajouter un peu de gratuité dans le moule pour attirer des joueurs dans une version limitée du jeu et compléter par des versions payantes. Napper le tout d’une collaboration avec un distributeur pour accéder au marché international. Secouer bien et laisser les groupes s’enrichir mutuellement.
Résultat : les activités de ces trois groupes d’utilisateurs créent un jeu plus riche en possibilités qui incitent les autres joueurs à acheter le jeu. L’architecture multiface fournit ainsi un modèle auto-entretenue par les groupes d’utilisateurs qui produisent des effets de réseaux positifs.
Le cas du jeu transmédia Wakfu
Il peut aussi décider de se développer sur plusieurs marchés complémentaires avec des groupes de consommateurs spécifiques par marché qui vont s’enrichir mutuellement. C’est l’exemple du transmédia Wakfu dont la success-story est la suivante. D’abord, imaginez un univers narratif dans lequel chaque pièce du puzzle est exploitée sur un média spécifique : un jeu vidéo en ligne qui exploite le présent de l’univers, une série TV d’animation qui exploite le futur et une série de BD qui exploite le passé. Ceci implique trois marchés et trois groupes de consommateurs associés : les joueurs, les spectateurs et les lecteurs. La série d’animation, dont l’accès est gratuit, permet de découvrir et promouvoir l‘univers Wakfu, le jeu vidéo qui intègre des outils de création permet d’enrichir le jeu et influencer la série d’animation, et la BD fournit des informations utiles aux joueurs. Même si chaque média peut être consommé indépendamment des autres, l’intérêt est bien sûr de cumuler les trois pour avoir une expérience de consommation supérieure. Ici, le business model multiface permet de tirer profit de trois marchés via la mise en relation des groupes de consommateurs au moyen d’une offre de produits et services complémentaires.
Quelques conseils pour ouvrir le business model
Aux vues de ces deux beaux exemples, notre producteur aurait intérêt à tenter l’aventure, en retenant toutefois trois points essentiels. D’abord, la mise en place d’une plateforme numérique multiface est indispensable car la plateforme va organiser concrètement les transactions de valeur entre les faces, permettant ainsi la production d’effets de réseaux positifs. Ensuite, avec le découpage par face, il devient possible d’ouvrir la création de valeur sur une face, souvent gratuite pour augmenter le nombre de contributeurs, ceci afin de capter en retour des créations qui enrichiront une autre face, souvent fermée pour augmenter la capture de la valeur. Enfin, l’ouverture dans un business model multiface nécessite une distinction entre le contenu numérique et la technologie. Fermer la technologie permet de garder le contrôle et assure une capture élevée de la valeur. Ouvrir le contenu numérique permet un accès permanent à la créativité des utilisateurs et de renforcer ainsi l’innovation des offres. À ce titre, il est important de fournir aux utilisateurs des outils pour créer de la valeur. Ainsi, l’approche multiface du business model offre de réelles opportunités pour le management de l’innovation ouverte, et notamment pour faciliter la gestion du dilemme ouverture / fermeture.
Pour en savoir plus :
Guy Parmentier et Romain Gandia. Gérer l’ouverture dans un business model multiface : le cas du jeu vidéo en ligne dans la Revue Française de Gestion, n° 259
Voir aussi :
Gérer l’innovation continue avec une communauté d’utilisateurs : le cas du jeu Trackmania
Les auteurs :
Romain Gandia est Maître de conférences à l’Université Savoie Mont-Blanc et chercheur à l’IREGE. Ses recherches, axées sur les comportements stratégiques et organisationnels des PME innovantes dans les industries créatives et du numérique
Guy Parmentier est Maître de conférences HDR à l’IAE de Grenoble et chercheur au CERAG. Il co-dirige l’équipe de recherche MEI (Management, Entrepreneuriat et Innovation). Il mène des recherches sur le management de la créativité et de l’innovation, et des modèles d’affaires des industries créatives.