Peut-on ubériser une boulangerie ?

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Les réussites récentes de Blablacar, Airbnb et Uber interrogent l’économie “classique” et on peut se poser la question s’il est possible de transformer une activité existante afin de l’adosser à une plateforme multiface. En effet, la majorité des acteurs de cette nouvelle économie se basent sur une plateforme numérique qui met en relation des groupes d’utilisateurs complémentaires qui s’apportent mutuellement de la valeur et ce sont en général de nouvelles entreprises qui ont bénéficié de levers de fonds conséquentes. Il n’est donc pas simple pour une activité traditionnelle de transformer son modèle d’affaires, de trouver de nouveaux financements pour développer ce type de plateforme numérique et de concevoir un modèle d’affaires qui identifie dans son cœur d’activité des groupes complémentaires en termes de création de valeur.

Au cœur de la nouvelle économie : les plateforme multifaces

Derrière Airbnb, se cache une plateforme multiface, un dispositif technologique qui facilitent la mise en relation de deux ou plusieurs groupes de consommateurs ou utilisateurs interdépendants (qui représentent les faces) et dont la présence et les activités s’apportent mutuellement de la valeur. La plateforme utilise le plus souvent des technologies numériques (logiciel, internet, application mobile…) pour faciliter la mise en connexion et baisser les coûts de recherche et de mise en relation. Les modèles d’affaires qui s’appuient sur ces plateformes s’appellent ainsi des modèles d’affaires multiface car ces modèles définissent des transactions de valeurs entre les faces. Le problème dans ce type de modèle d’affaires est de définir quels types de valeurs pour chaque face et quels types de facturation. De plus, ces plateformes ne deviennent intéressantes pour les utilisateurs que quand il y a un nombre important d’utilisateurs par face. Imaginez une plateforme de covoiturage avec seulement quelques propositions de voyages, elle aurait du mal à attirer des voyageurs, et du coup, sans clients potentiels, les conducteurs ne se précipiteraient pas pour proposer des voyages. C’est le problème l’œuf et de la poule avec la question de savoir comment atteindre le seuil à partir duquel le service deviendra intéressant pour tous les groupes d’utilisateurs, enclenchant ainsi ce qu’on appelle des effets de réseaux positifs et des rendements croissants d’adoption.

Etude de cas : application à une boulangerie

Prenons l’exemple d’une boulangerie, ou plutôt d’un réseau de boulangerie tel qu’on en trouve de plus en plus dans nos villes et zones commerciales. Elle pourrait commencer par développer une plateforme internet autour de ses activités traditionnelles pour informer les clients des nouveautés et des promotions, et leur permettre de commander et réserver des produits en ligne. Avec une telle plateforme, la boulangerie peut très rapidement tester de nouvelles offres et explorer ainsi les besoins latents de ses clients. Les informations clients lui permettront aussi de trouver des pistes pour reformuler sa proposition de valeur. En effet, est-ce vraiment utile d’ouvrir tôt le matin alors que le pic de clientèle est entre midi et deux, et l’après-midi ? Mieux vaut ouvrir plus tard et se concentrer sur le cœur de métier de la boulangerie et abandonner la pâtisserie coûteuse en main d’œuvre. Du coup, la pâtisserie pourrait être externalisée aux traiteurs et restaurateurs qui trouveraient ainsi dans la boulangerie un nouveau canal pour écouler leur produit ou surplus de production. La plateforme deviendrait une plateforme de mise en relation entre les clients de la boulangerie et des prestataires externes, en livraison directe ou dans le réseau de boulangerie. On crée alors une face supplémentaire. Et pourquoi ne pas aller plus loin en permettant à des particuliers, passionnés de pâtisserie, de partager leurs créations ? On créerait ainsi une nouvelle face pour enrichir l’offre. La mise en place d’une telle activité n’est évidemment pas sans problème, il faudrait assurer la sécurité sanitaire, vérifier la qualité des productions, et s’assurer de la bonne livraison. Toutefois, on voit bien avec ce principe qu’il est possible de faire de la plateforme et du réseau de boulangerie, un lieu de mise en relation entre des groupes qui potentiellement ne se rencontrent pas naturellement, faisant ainsi de la plateforme multiface de boulangerie un écosystème à partir duquel peut se développer de multiples activités.

Reste la question du prix et du modèle de revenu. Dans une telle situation, le prix des produits de boulangerie serait fixé par le boulanger et les autres produits par les prestataires avec un pourcentage reversé à la plateforme. Toutefois, la plateforme permet de jouer facilement sur les prix. Par exemple, le pain pourrait être plus ou moins cher en fonction des heures de la journée. Ou encore, on peut imaginer d’y associer des partenaires à vocation sociale et qu’en cas de ventes pour une association le chiffre d’affaires lui soit directement attribué. L’enjeu est de comprendre quelle est la valeur produite par chaque face et quelle est la propension à payer de chaque face.

Une nouvelle stratégie générique ?

Nous voyons avec cet exemple que la mise en place d’un modèle d’affaires multiface n’est pas seulement possible que pour les entreprises californiennes et les start-ups. En commençant à numériser ses activités, en reformulant sa proposition de valeur, en ouvrant son modèle d’affaires, en mettant en relation ses clients actuels et potentiels en groupes complémentaires en termes de valeur, et en fixant des prix adaptés à l’apport en valeur et à la propension à payer de ses clients, une entreprise avec une activité « classique » peut tout à fait ubériser son activité. Au-delà des débats actuels sur l’ubérisation qui posent des questions importantes sur ses conséquences économiques et sociales, les plateformes multifaces remettent en question les fondamentaux du management stratégique et la façon dont une entreprise peut créer de nouvelles richesses économiques. La concurrence ne se fait plus seulement sur les coûts et la différentiation mais aussi sur la capacité à connecter et à se placer au centre d’un réseau de clients et de partenaires.

Pour en savoir plus : Guy parmentier et Romain Gandia, Redesiging the business model : from one-sided to multi-sided dans Journal of Business Strategy, 2017, vol. 38, n 2

Voir aussi :

Innovation et Business model sur internet : la plateforme multi-face

De John Nash à Jean Tirole: le réseau comme source de performance

Les auteurs :

Romain Gandia est Maître de conférences à l’Université Savoie Mont-Blanc et chercheur à l’IREGE. Ses recherches, axées sur les comportements stratégiques et organisationnels des PME innovantes dans les industries créatives et du numérique

Guy Parmentier est Maître de conférences HDR à l’IAE de Grenoble et chercheur au CERAG. Il co-dirige l’équipe de recherche MEI (Management, Entrepreneuriat et Innovation). Il mène des recherches sur le management de la créativité et de l’innovation, et des modèles d’affaires des industries créatives.

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