L’innovation dans le jeu vidéo

L’innovation semble une évidence dans le jeu vidéo, tout semble innovant. Mais est ce bien le cas ? Qu’est ce qui est réellement innovant dans cette industrie ? Le jeu vidéo fait partie des industries créatives au même titre que la musique, le cinéma, l’animation, la presse, la publicité, l’architecture, le design et les arts visuels. Dans ces industries la créativité se base sur des composantes culturels et technologiques pour renouveler en permanence l’offre de produits culturels.

Au sein de ces industries, le secteur du jeu vidéo présente la particularité d’être une industrie à haute intensité artistique et technologique et représente un des secteurs phares des industries culturelles (Benghozi et al., 2005 ; Florida, 2005 ) combinant à la fois de grands éditeurs et une multitude de petits studios (moins de 100 personnes).

Le jeu vidéo est une industrie créative

L’organisation de l’industrie du jeu est ainsi le lieu de rapports tendus entre activité d’exploitation de jeux connus et d’exploration de nouveaux concepts ou de nouvelles technologies qui se combinent pour stimuler la création et l’innovation : création et découverte de nouveaux univers (scénario, concept de jeu, etc.) pour répondre aux attentes des hardcore gamers versus exploitation de suites pour développer une famille de produits, amortir les frais de développement des nouveaux concepts et satisfaire les joueurs occasionnels qui souhaitent trouver un plaisir de jeu renouvelé dans un univers connu.

Innovation dans le jeu vidéo = r&D technologique + création artistique

En théorie on peut donc penser que les développeurs et éditeurs sont en permanence en train d’innover. Néanmoins ce n’est pas si simple, si les consommateurs sont à la recherche de la nouveauté, le jeu entièrement nouveau qui n’a jamais été réalisé, sur le terrain, la nature même de cette industrie qui carbure à la créativité n’est pas toujours un gage d’innovation permanente.

Cette industrie est donc intéressante pour poser la question :

Qu’est ce fondamentalement une innovation dans une industrie culturelle ?

L’innovation dans un jeu vidéo

Au moment de sa sortie en 1997, le célèbre jeu de stratégie Age of Empires de Ensemble Studio était considéré comme très innovant. En jouant à la dernière version de ce jeu, le joueur vit une véritable aventure interactive utilisant des scénarios parfois complexes et des nouveaux programmes d’intelligences artificielles élaborées. Ces armées composées de personnages réalisés en 3D semblent être animées d’une vie propre. On parle ici d’innovation car il s’agissait bien de la conception d’une forme nouvelle, qui demande de mobiliser de la créativité et des nouvelles technologies pour être conçue, et qui se retrouve par la suite dans un produit diffusé sur le marché du jeu vidéo. Par la suite ce style de jeu a largement été copié avec Rise of Nations de Microsoft ou même Empires de Activision.

L’innovation se décline donc suivant deux dimensions : éditoriale (scénarios, story-board, graphismes et animations) versus technologique (optimisation des jeux pour les différentes plateformes – PC, consoles et nouvelles plates-formes comme les téléphones portables). De plus, l’industrie du jeu vidéo recouvre les dimensions classiques de l’innovation technologique que l’on peut appréhender en fonction du degré d’innovation, incrémental ou radical (Abernathy et al., 1985 ; Dewar et al., 1986).

L’innovation dans le jeu vidéo peut donc être incrémentale (amélioration ou déclinaison d’un jeu existant) versus radicale (conception d’un nouveau moteur de jeu ou d’un nouveau concept – ex simulateur de vie, les Sims).

Innovation technologue incrémentale versus radicale

L’innovation technologique incrémentale s’effectue lorsque le studio développe un nouveau moteur de jeu tirant mieux partie des performances de la plate-forme de diffusion ou qu’il développe le jeu sur une autre plate-forme de génération identique. Les développeurs se basent sur leurs connaissances de la plate-forme ou du moteur de jeu actuel pour créer un nouveau jeu. Dans ces deux cas, il s’agit d’une innovation incrémentale qui se fonde sur les connaissances et processus existants. L’innovation est radicale lorsqu’une nouvelle génération de consoles (appelées Nextgen) ou d’une nouvelle génération de cartes graphiques sur PC sont introduites. On assiste alors à une rupture technologique importante, tant au niveau de l’architecture de développement que dans les possibilités de développement.

Innovation éditoriale incrémentale versus radicale

En tant qu’industrie culturelle, le jeu touche aussi une dimension de création artistique sous la forme d’innovation éditoriale. L’innovation éditoriale concerne la modification ou la création du contenu du jeu, c’est-à-dire les règles du jeu, les scénarios, la réalisation graphique des personnages, les décors, les effets sonores et la musique. Lors de la création d’une suite, le concept de jeu évolue très peu. Il y a cependant bien création d’un nouveau scénario, c’est-à-dire la conception d’une nouvelle forme d’histoire mais qui se base sur des règles du jeu et des personnages préalablement définis, il s’agit alors d’une innovation éditoriale incrémentale. Lorsque le studio change de genre et invente un nouveau concept de jeu, on est en situation d’innovation éditoriale radicale. La nouvelle forme gardera très peu d’éléments des jeux précédents.

Le tableau ci-dessous présente les différentes situations d’innovation en fonction de la nature (technologique et éditoriale) et le degré d’innovation (incrémentale et radicale).

INNOVATION TECHNOLOGIQUE




INNOVATON EDITORIALE

Pas de changement Incrémentale Radicale
Pas de changement Changement de plate-forme (1) Adaptation du jeu sur une plate-forme de nouvelle génération (3)
Incrémentale Suite de jeu (2) Suite de jeu avec évolution du moteur de jeu ou changement de plate-forme (4) Suite de jeu sur une plate-forme de nouvelle génération (6)
Radicale Nouveau concept de jeu (5) Nouveau concept de jeu avec nouveau moteur de jeu (7) Nouveau concept de jeu sur une plate-forme de nouvelle génération (8)

Activités d’exploitation ( de 1 à 5 )      Activités d’exploration ( de 6 à 8 )

L’innovation dans le jeu vidéo mène à des activité d’exploitation ou d’exploration

La conjugaison des deux dimensions technologique et éditoriale détermine huit situations d’innovations. Les cinq premières sont des activités d’exploitation (position 1 à 5) et les trois autres sont des activités d’exploration (position 6 à 8) (1).

Un studio de jeu vidéo mène souvent simultanément différentes activités pour renouveler sa gamme de produits. Il développe des activités à la fois technologique et éditoriale, le changement de génération de plate-forme poussant les scénaristes à imaginer des nouveaux concepts de jeux qui vont tirer partie des possibilités accrues de la plate-forme de diffusion. De même, la création d’un concept de jeu révolutionnaire nécessite de nouveaux développements technologiques pour le mettre en œuvre. Plus le studio imagine de nouveaux concepts de jeux ou développe de nouvelles techniques, de nouveaux moteurs de jeux, plus l’activité est exploratoire. A l’inverse, lorsque le studio réalise une suite d’un jeu connu (passage de FIFA 2005 à FIFA 2006 par exemple), il mène une activité d’exploitation.

Chacune de ces activités suppose que la conception, le développement et la commercialisation soient conduites de manière différente et repose sur des activités spécifiques, en termes d’organisation du travail, de capacités technologiques, de création de nouveaux univers ou de scénarios originaux. Pour mener de front ces deux types d’activités, les studios adoptent des organisations du travail spécifique que la littérature de gestion dénomme l’ambidextrie contextuelle (Birkinshaw, 2004). 

Des dispositifs de gestion des ressources humaines encouragent les individus à faire leur propre choix, sur la façon de répartir leur temps entre ces deux activités. Réunir dans une même structure les activités d’exploitation et d’exploration est possible si les pratiques de management favorisent un climat de confiance, soutiennent l’individu dans ses différentes activités, lui proposent des objectifs ambitieux mais objectivement atteignables et définissent des règles claires et rigoureuses sur le fonctionnement de l’organisation. Des dispositifs de soutien de la créativité sont mis en place dans les studios : récolte des idées, temps accordé à leur réalisation, échec non sanctionné, participation active de toute l’équipe à la conception développant un climat de confiance. Parallèlement, la définition d’un processus rigoureux de conception à travers différentes phases (préproduction, production et test) et les petites étapes de validation avec des objectifs mesurables (milestones et méthodes de développement agiles) permettent de maintenir de la rigueur dans le processus de création. Ainsi une politique de gestion des ressources humaines adaptée peut permettre la coexistence d’activités d’exploration et d’exploitation au sein d’une même structure.

Pour en savoir plus  comment les studios organisent leur R&d et leur création artistique, voir le rapport de rapport de l’Idate sur L’innovation et la R&D dans l’industrie française du jeu vidéo.

On voit par ces exemples, que l’innovation revêt dans le jeu vidéo des formes complexes qu’il s’agit de repérer avec précisions pour estimer l’innovativité d’un produit. Avec l’arrivée des technologies, les industries créatives sont soumises à un renouvellement rapide de leur offre, de la chaîne de fabrication et du business model. On peut vraisemblablement par similarité étendre ce raisonnement de la double nature de l’innovation dans le jeu vidéo (éditoriale et culturelle) avec ces deux niveaux d’innovation (incrémentale et radicale) menant à deux types d’activités (exploitation versus exploration) nécessitant des organisations différente à l’ensemble des industries créatives.

(1) Ce concept d’activités d’exploitation versus activités d’exploration dans une organisation a été à l’origine conçu par March. March J. 1991. Exploration and Exploitation in Organizational Learning. Organization Science 2(1): 1-13

Cet article est en partie extrait du papier : Guy Parmentier et Vincent Mangematin (2009). Innovation et création dans le jeu vidéo : comment concilier exploration et exploitation. Revue Française de Gestion

Bibliographie

Abernathy WJ, Clark KB. 1985. Innovation : Mapping the Wind of Creative Destruction. Research Policy 14: 265-284

Benghozi PJ, Paris T. 2005. Analysing the distribution to understanding the markets of cultural goods, 8th Intern. Conf. on Arts & Cultural Management, HEC, Montréal.: http://crg.polytechnique.fr/home/benghozi/FR/5

Birkinshaw J, Gibson C. 2004. Building ambidexterity into an organization. Mit Sloan Management Review 45(4): 47

Dewar RD, Dutton JE. 1986. The adoption of Radical and Incremental Innovations : An Empirical Analysis. Management Science 32: 1422-1433

Florida R. 2005. The flight of the Creative Class. Basic Books: New York

One Reply to “L’innovation dans le jeu vidéo”

  1. JacquesNo Gravatar

    Il est surprenant de constater que les casques 3D sont sortis il y a plusieurs années sans que les jeux actuels les exploitent majoritairement.

    Il est surprenant qu’à l’heure où le software mène les évolutions du hardware, les constructeurs de carte 3D ne travaillent pas de façon plus intimes avec les studios de développements.

    Il est surprenant que les évolutions et les innovations attendues par le marché peinent à être disponibles au grand public.

    Le marché des consoles freinent les innovations.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.